Le
18 avril 2008 :
(12:59
Unità Naziunale,
www.unita-naziunale.org - Corse - Actualité internationale)
Le père de la
négritude, qui a défendu toute sa vie dans sa poésie et son combat
politique l'identité antillaise et l'intégration des vieilles
colonies, est décédé jeudi matin en Martinique. Aimé Césaire, qui
fut maire de Fort-de-France pendant 56 ans, avait 94 ans. Toute la
classe politique française mais aussi de nombreux artistes lui ont
rendu hommage. Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal seront présents
pour les obsèques nationales prévues dimanche.
Discours sur le
colonialisme (extrait de son livre) :
Une civilisation qui s’avère
incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement
est une civilisation décadente.
Une civilisation qui choisit
de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une
civilisation atteinte.
Une civilisation qui ruse avec
ses principes est une civilisation moribonde.
Le fait est que la
civilisation dite « européenne », la civilisation « occidentale »,
telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est
incapable de résoudre les problèmes majeurs auxquels son existence a
donné naissance : le problème du prolétariat et le problème
colonial ; que, déférée à la barre de la « raison » comme à la barre
de la « conscience », cette Europe-là est impuissante à se
justifier ; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une
hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins chance
de tromper.
L’Europe
est indéfendable.
Il paraît que c’est la
constatation que se confient tous bas les stratèges américains.
En soi cela n’est pas grave.
Le grave est que « l’Europe »
est moralement, spirituellement indéfendable.
Et aujourd’hui il se trouve
que ce ne sont pas seulement les masses européennes qui incriminent
, mais que l’acte d’accusation est proféré sur le plan mondial par
des dizaines et des dizaines de millions d’hommes qui, du fond de
l’esclavage, s’érigent en juges.
On peut tuer en Indochine,
torturer à Madagascar, emprisonner en Afrique Noire, sévir aux
Antilles. Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les
colonialistes un avantage. Ils savent que leurs « maîtres »
provisoires mentent.
Donc que leurs maîtres sont
faibles.
Et puisqu’aujourd’hui il m’est
demandé de parler de la colonisation et de la civilisation, allons
droit au mensonge principal à partir duquel prolifèrent tous les
autres.
Colonisation et civilisation ?
La malédiction la plus commune
en cette matière est d’être la dupe de bonne foi d’une hypocrisie
collective, habile à mal poser les problèmes pour mieux légitimer
les odieuses solutions qu’on leur apporte.
Cela revient à dire que
l’essentiel est ici de voir clair, de penser clair, entendre
dangereusement, de répondre clair à l’innocente question initiale :
qu’est-ce qu’en son principe que la colonisation ? De convenir de ce
qu’elle n’est point ; ni évangélisation, ni entreprise
philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de
l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de
Dieu, ni extension du Droit ;
d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux
conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du
pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et
du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre
portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de
son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à
l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes.
Poursuivant mon analyse, je
trouve que l’hypocrisie est de date récente ; que ni Cortez
découvrant Mexico du haut du grand téocalli, ni
Pizarre devant Cuzco (encore moins Marco Polo devant
Cambaluc, ne protestent d’être les fourriers d’un ordre
supérieur ; qu’ils tuent ; qu’ils pillent ; qu’ils ont des casques,
des lances, des cupidités ; que les baveurs sont venus plus tards ;
que le grand responsable dans ce domaine est le pédantisme chrétien,
pour avoir posé les équations malhonnêtes :
christianisme = civilisation ; paganisme =
sauvagerie, d’où ne pouvaient que s’ensuivre d’abominables
conséquences colonialistes et racistes, dont les victimes devaient
être les Indiens, les Jaunes, les Nègres.
Cela réglé, j’admets que les
civilisations différentes en contact les unes avec les autres est
bien ; que marier des mondes différents est excellent ; qu’une
civilisation, quel que soit son génie intime , à se replier sur
elle-même, s’étiole ; que l’échange est ici l’oxygène, et que la
grande chance de l’Europe est d’avoir été un carrefour, et que,
d’avoir été le lieu géométrique de toutes les idées, le réceptacle
de toutes les philosophies, le lieu d’accueil de tous les sentiments
en a fait le meilleur redistributeur d’énergie.
Mais alors je pose la question
suivante : la colonisation a-t-elle vraiment mis en
contact ? Ou, si l’on préfère, de toutes les manières d’établir
contact, était-elle la meilleure ?
Je réponds non.
Et je dis que de la
colonisation à la civilisation, la distance est
infinie ; que de toutes les expéditions coloniales accumulées, de
tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires
ministérielles expédiées, on ne saurait réussir une seule valeur
humaine.
Il faudrait d’abord étudier
comment la colonisation travaille à déciviliser
le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du
mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la
convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral,
et montrer que, chaque fois qu’il y a au VietNam une tête coupée et
un oeil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et
qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on
accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids
mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui
s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous
ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces
expéditions punitives tolérées. de tous ces prisonniers ficelés et
interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil
racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison
instillé dans les veines de 1’Europe, et le progrès lent, mais sûr,
de l’ensauvagement du continent.
Et alors un beau jour, la
bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les
gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires
inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On
dit : « Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça
passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la
vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui
couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que
c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a
été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le
subir, on l’a absous, on a fermé l’oeil là-dessus, on l’a légitimé,
parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non
européens ; que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est
responsable, et qu’il est sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de
l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la
civilisation occidentale et chrétienne.
Oui, il vaudrait la peine
d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et
de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste,
très chrétien bourgeois du XXème siècle qu’il porte en lui un Hitler
qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est
son démon, que s’il le vitupère, c’est par
manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler,
ce n’est pas le crime en soi, le
crime contre l’homme, ce n’est que l’humiliation
de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, et
d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne
relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde
et les nègres d’Afrique.
Et c’est là le grand reproche
que j’adresse au pseudo-humanisme : d’avoir trop longtemps rapetissé
les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une
conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout
compte fait, sordidement raciste.
[…]
J’ai relevé dans l’histoire
des expéditions coloniales quelques traits que j’ai cités ailleurs
tout à loisir.
Cela n’a pas eu l’heur de
plaire à tout le monde. Il paraît que c’est tirer de vieux
squelettes du placard. Voire !
Etait-il inutile de citer le
colonel de Montagnac, un des conquérants de l’Algérie :
« Pour chasser les idées qui
m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes
d’artichauts, mais bien des têtes d’hommes. »
Convenait-il de refuser la
parole au comte d’Herisson :
« Il est vrai que nous
rapportons un plein barils d’oreilles récoltées, paire à paire, sur
les prisonniers, amis ou ennemis. «
Fallait-il refuser à
Saint-Arnaud le droit de faire sa profession de foi barbare :
« On ravage, on brûle, on
pille, on détruit les maisons et les arbres. »
Fallait-il empêcher le
maréchal Bugeaud de systématiser tout cela dans une théorie
audacieuse et de se revendiquer des grands ancêtres :
« Il faut une grande invasion
en Afrique qui ressemble à ce que faisaient les Francs, à ce que
faisaient les Goths. »
Fallait-il enfin rejeter dans
les ténèbres de l’oubli le fait d’armes mémorable du commandant
Gérard et se taire sur la prise d’Ambike, une ville qui, à vrai
dire, n’avait jamais songé à se défendre :
« Les tirailleurs n’avaient
ordre de tuer que les hommes, mais on ne les retint pas ; enivrés de
l’odeur du sang, ils n’épargnèrent pas une femme, pas un enfant... A
la fin de l’après-midi, sous l’action de la chaleur, un petit
brouillard s’éleva : c’était le sang des cinq mille victimes,
l’ombre de la ville, qui s’évaporait au soleil couchant. »
Oui ou non, ces faits sont-ils
vrais ? Et les voluptés sadiques, les innommables jouissances qui
vous friselisent la carcasse de Loti quand il tient au bout de sa
lorgnette d’officier un bon massacre d’Annamites ? Vrai ou pas
vrai ? [1]
Et si ces faits sont vrais, comme il n’est au pouvoir de personne de
le nier, dira-t-on, pour les minimiser, que ces cadavres ne prouvent
rien ?
Pour ma part, si j’ai rappelé
quelques détails de ces hideuses boucheries, ce n’est point par
délectation morose, c’est parce que je pense que ces têtes d’hommes,
ces récoltes d’oreilles, ces maisons brûlées. ces invasions
gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s’évaporent au tranchant
du glaive, on ne s’en débarrassera pas à si bon compte. Ils prouvent
que la colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus
civilisé ; que l’action coloniale, l’entreprise coloniale, la
conquête coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène et
justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui
l’entreprend ; que le colonisateur, qui, pour se donner bonne
conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le
traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en
bête. C’est cette action, ce choc en retour de la colonisation qu’il
importait de signaler.
Source photo :
Europe 1, AFP, Unità Naziunale, Archives du site.
Source info :
Presse internet, Unità Naziunale
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