En 1967,
Geneviève Moracchini-Mazel pouvait déjà écrire dans son ouvrage de référence
consacré aux monuments paléochrétiens de la Corse : « Nous avons parcouru en
tous sens le grand champ qui s’étend près de la chapelle funéraire de la famille
Pugliesi-Conti (récemment détruite, cette chapelle avait été élevée vers
1850) ; il se distingue par sa terre noire à la surface de laquelle nous avons
recueilli de nombreux tessons de poterie, et il s’agit certainement en effet
d’une terre de cimetière ; c’est non loin de là, sous l’actuelle briqueterie
Casamarte, à notre avis, qu’il conviendra de rechercher les vestiges de l’église
paléochrétienne ».
L’archéologue,
spécialiste des premiers temps du christianisme en Corse et de la période
romane, demeure convaincue de la présence à cet endroit d’une basilique
primitive, siège épiscopal du diocèse d’Agiation/Adiatium/Aiaccium
mentionné dans la cosmographie de l’Anonyme de Ravenne (compilation
réalisée au VIIe s. d’après des sources plus anciennes) et dans une
lettre rédigée en 601 par le pape Grégoire le Grand. Ainsi, loin d’être une
surprise, les résultats des travaux préliminaires effectués en 1963 par
Geneviève Moracchini-Mazel, comme la récente mise au jour d’un important
ensemble funéraire sur le site de l’ancienne usine Alban, ne font en réalité que
confirmer ces maigres sources écrites heureusement complétées par les traditions
orales et les nombreuses découvertes fortuites relatives à cette zone, dont
beaucoup ont été publiées depuis le XIXe siècle. En effet, nombreux
ont été les érudits, hommes d’église ou fonctionnaires, qui ont rapporté les
fréquentes trouvailles faites dans les vignes situées au lieu-dit St-Jean.
En 1835, F.
Robiquet parle de monnaies romaines et d’anciennes sépultures trouvées à
différentes époques « dans les vignes dites de St-Jean, situées sur la gauche
de la route de Bastia, entre la chapelle Sainte-Lucie et Castel-Vecchio ».
Utilisant
probablement les mêmes sources, Prosper Mérimée, après avoir consigné ses
commentaires dans Notes d’un voyage en Corse (1840), décrit à nouveau
dans une lettre en date du 4 mars 1842 des vases découverts « aux environs
d’Ajaccio dans les vignes de St-Jean, lieu que l’on suppose l’emplacement de
l’ancienne ville d’Urcinium. Ces urnes contiennent en général des ossements
humains et quelques lambeaux d’étoffes ».
Une
description semblable est donnée en 1852 par F. C. Marmocchi dans son Abrégé
de la géographie de l’île de Corse. L’auteur y dénonce également une « incurie
déplorable » ayant entraîné la perte des précieux vestiges mis au jour.
Mérimée en avait déjà fait prudemment la remarque. Jugements sévères nuancés
cependant dans une Note historique, archéologique et bibliographique
publiée en 1871 par Louis Campi qui souligne qu’on a cru à tort que tout s’était
perdu…
A la fin du
siècle, Mgr De la Foata, alors évêque d’Aiacciu, reprend à son tour une partie
de ces informations en ajoutant quelques indications fondamentales susceptibles
de guider les recherches en cours et surtout à venir. Il rapporte l’existence
d’une ancienne cathédrale dédiée à St-Euphrase au sujet de laquelle une légende
raconte que la charpente fut construite par plusieurs évêques africains exilés
en Corse lors des persécutions vandales. Malgré des déplacements successifs puis
le démantèlement de l’ancienne cathédrale romane de St-Jean — probablement bâtie
au XIIe siècle comme les autres cathédrales pisanes de Corse et dont
la position apparaît nettement sur un dessin génois du milieu du XVIIe
siècle représentant la nouvelle cité et le golfe d’Aiacciu — ses vestiges
étaient encore visibles au milieu du XVIIIe siècle « sous les
oliviers qui avoisinent la chapelle sépulcre de la famille Pugliesi (…) :
la chapelle même occuperait une partie du chœur de l’ancienne cathédrale ».
Mgr De la
Foata précise également qu’avant l’édification de la cathédrale actuelle, les
évêques allaient prendre possession de leur titre sur ces ruines comme l’ont
longtemps fait par exemple les évêques de Mariana qui, ayant transféré le siège
épiscopal de la Canonica à Bastia, avaient conservé jusqu’au XVIIIe
siècle la coutume de venir prendre possession de leur diocèse sur le lieu même
de l’antique cité.
Autre signe de
la longévité de l’édifice roman et du souvenir de l’implantation
paléochrétienne, Jérôme Campi — tout en rappelant à nouveau que « l’ancien
Adjacium du vignoble de Saint-Jean avait eu également deux cathédrales dont les
noms seuls sont parvenus jusqu’à nous : Saint-Euphrase d’abord, et en dernier
lieu Saint-Jean » — signale dans son ouvrage Edifices religieux d’Ajaccio
(1913, p. 70) qu’avant 1790 « on voyait dans le grand salon du palais
épiscopal deux toiles représentant deux Synodes tenus dans l’antique cathédrale
de St-Jean ».
En fait, si, à
ce jour, nous ignorons pratiquement tout de la basilique primitive probablement
érigée à la fin de l’Antiquité, la cathédrale romane dédiée à St-Jean-Baptiste —
qui porte aussi le titre de plebania, double fonction qui se retrouve
également à Mariana, Sagone ou encore St-Florent — a pour sa part été décrite de
manière détaillée par Mgr Mascardi en 1587. Les commentaires de ce visiteur
apostolique mentionnant le vocable S. Eufrasio comme étant le titre de
l’ancienne cathédrale, nous apprennent qu’il s’agit d’un modeste bâtiment à nef
unique mesurant 22 coudées de long sur 10 de large (soit environ 11 m. sur 5).
Il se situe à un mille de la nouvelle cité fondée à la fin du XVe
siècle par les Génois. L’édifice possède encore un toit, des murs décents et un
pavement en relatif bon état. L’intérieur du bâtiment est également décrit. On y
pénètre par une porte surmontée d’un oculus. Il y a une clôture de chœur que
l’on franchit par des marches et vers l’autel, qui est dit convenable, une
sépulture s’élève au-dessus du pavement. Du côté de l’épître se trouve un autre
petit autel adossé au mur, très étroit et démoli : s’agissait-il de l’autel
dédié à S. Eufrasio dont nous savons par le chroniqueur Filippini qu’il était
depuis longtemps le patron titulaire de la cathédrale et que sa fête était
célébrée le 1er décembre ? La présence d’un baptistère en activité
n’est pas indiquée sans doute parce que les paroissiens, au nombre de
cinquante-six à cette époque, résident désormais en ville et y reçoivent les
sacrements. Un dernier détail qui a son importance car il éclaire en partie les
récentes découvertes archéologiques : les paroissiens se font enterrer dans
cette église San Giovanni Battista et dans le cimetière qui l’entoure. La mise
au jour partielle de la nécropole post-médiévale — elle-même installée sur les
zones funéraires des périodes précédentes — vient confirmer le texte de Mgr
Mascardi et, par la même occasion, indique à l’équipe de fouilleurs de l’INRAP
qu’elle se trouve sans doute à proximité des fondations de la cathédrale romane
et des sanctuaires qui l’ont probablement précédée.
Au cours du XXe
siècle, les découvertes archéologiques fortuites n’ont pas cessé. Pour ne citer
que les plus remarquables, qui ont pu être étudiées et conservées, signalons le
sarcophage antique de Tralaveto et, près de la zone qui nous intéresse, le
sarcophage dit du Bon Pasteur retrouvé sans son couvercle en juillet 1938
lors de travaux de terrassement. L’étude approfondie des sculptures décorant la
face antérieure de ce sarcophage en marbre, attribuable à la fin du IIIe
ou au début du IVe siècle, poussent certains chercheurs a y voir des
figurations purement païennes, d’autres les classent parmi les représentations
paléochrétiennes, pour d’autres encore elles symbolisent une ambiance chrétienne
ou au moins préparée à recevoir la nouvelle religion. En tous les cas, ces
vestiges marquent à nouveau la présence d’un espace cimétérial et religieux
important que les sondages d’urgence réalisés en 1963 par Geneviève
Moracchini-Mazel ont permis de révéler un peu plus. L’archéologue, profitant
déjà des travaux préparatoires à l’édification d’un immeuble, souhaitait
vérifier la supposition de Mgr de la Foata concernant l’emplacement de la
chapelle Pugliesi-Conti citée précédemment. Au cours des mini-sondages, 5
sépultures mais surtout des murs anciens superposés ont été localisés à
proximité de cette chapelle privée dont les fondations étaient accolées à deux
éléments de mur — disposés perpendiculairement, bien taillés et appareillés à
joints vifs — qui ont été interprétés comme étant l’angle nord-est de la nef
romane de St-Jean décrite plus haut. Malheureusement, il a été impossible faute
de temps de suivre le mur du côté est ce qui aurait peut-être permis
d’identifier l’abside semi-circulaire traditionnellement présente sur la façade
orientale des édifices romans. Les murs de la basilique paléochrétienne n’ont
pas pu être formellement reconnus mais leurs arases, qui ne semblent pas servir
de fondation aux ruines romanes, devraient se trouver dans les terrains proches
de l’ancienne chapelle Pugliesi-Conti.
Aujourd’hui,
l’ampleur des vestiges mis au jour dépasse largement toutes les découvertes
effectuées dans le quartier St-Jean depuis plus de 200 ans : une cinquantaine de
tombes d’époques et de types divers, mais aussi des fondations de bâtiments,
provisoirement identifiés comme étant une maison romaine, avec un bassin,
peut-être des thermes… Que pouvons-nous raisonnablement attendre des travaux
menés sur le site de l’usine Alban et dans ses environs ? La présence d’une
vaste nécropole où se sont succédées au fil des siècles les tombes païennes,
paléochrétiennes, médiévales et modernes indique que nous nous trouvons
assurément en périphérie de la cité antique. Le cœur de la ville ancienne est
ailleurs mais le complexe épiscopal primitif et ses bâtiments annexes ainsi que
les structures qui l’ont peut-être précédées, comme des installations thermales
en rapport avec la zone portuaire toute proche ou la domus d’un notable
local acquis précocement au christianisme, demeurent probablement enfouis à
quelques mètres seulement des archéologues qui opèrent une fois de plus dans
l’urgence.
Selon
Geneviève Moracchini-Mazel, les vestiges d’au moins trois édifices coexistent
peut-être encore à portée de truelles. Il s’agit de la basilique primitive et du
baptistère de la fin du IVe siècle, le souvenir de ce dernier étant
conservé par le vocable de la cathédrale romane, ainsi qu’une église cimétériale
consacrée plus tardivement à S. Eufrasio suite à l’épisode des évêques africains
exilés par les Vandales au cours du Ve siècle ; le tout complété par
la résidence épiscopale et ses dépendances. Allons-nous passer à nouveau à côté
d’une découverte majeure pour la connaissance des périodes antique,
paléochrétienne et médiévale de la Corse ?
Il s’agit sans
doute de la dernière occasion de disposer d’un terrain d’investigation
relativement vaste et cohérent où pourront s’effectuer des découvertes et des
études significatives, même si d’autres travaux urbains révèleront plus
ponctuellement le passé de la ville d’Aiacciu.
Il serait
désormais souhaitable que l’opération d’urgence menée actuellement se transforme
en véritable fouille programmée — au besoin pluriannuelle une fois les
promoteurs équitablement dédommagés et suivant des modalités qui permettraient à
l’Université de Corse de s’y associer — dans le but d’étudier de la manière la
plus exhaustive possible tous les précieux renseignements que recèle le sous-sol
de l’usine Alban et ses environs. Enfin, des structures adéquates pourraient
être envisagées s’il s’avérait nécessaire de préserver et de valoriser in
situ les vestiges découverts qui, n’en doutons pas, viendront compléter
utilement le corpus des sites paléochrétiens de la Corse et du bassin occidental
de la Méditerranée.
Stéphane ORSINI
Doctorant en histoire et en archéologie médiévales
Université de
Corse, 26 avril 2005
Source photo :
Unità Naziunale, Archives du site.
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Unità Naziunale
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